JUSTICE ET POLICE : QUELS RAPPORTS ?
Aspects Théoriques
Frédéric STASIAK, Maître de Conférences à Nancy 2
Lors de sa nomination au ministère de la Police générale, Joseph FOUCHE, considéré comme le fondateur de la police moderne, soulignait dans une circulaire du 30 brumaire An VIII, « . . . qu'on porte un oeil attentif sur les lieux et les moments de leur action, on pensera que la justice et la police ne peuvent exister pour le véritable ordre social, ni l'une sans l'autre, ni entièrement confondue l'une avec l'autre » (1).
Pourtant, si l'on peut poser quelques jalons historiques, la confusion régnait bel et bien sous l'Ancien régime entre les fonctions législative, exécutive et judiciaire (Prévôt de Paris; Lieutenant général de Police).
En réaction à l'arbitraire judiciaire la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 proclama l'Etat de droit et la séparation des pouvoirs. Dans la foulée, l'article 15 du Code des délits et des peines du 3 brumaire An IV disposait que « la répression des délits exige l'action de deux autorités distinctes et incompatibles, celle de la police et celle de la justice. L'action de la police précède essentiellement celle de la justice ». Les articles 16 à 20 du même code opéraient la distinction aujourd'hui classique entre Police Judiciaire, chargée de rechercher les infractions et d'en livrer les auteurs aux juridictions pénales, et police administrative, chargée du maintien de l'ordre public. Ainsi, le Code de brumaire An IV a pris des pouvoirs à l'autorité judiciaire et des hommes à la force publique pour créer la notion de Police Judiciaire (2) .
Le Code d'instruction criminelle de 1808 précisait, dans ses articles 8 et 9, que la mission de Police Judiciaire consistait à rechercher les crimes, les délits et les contraventions pour en rassembler les preuves et en livrer leurs auteurs aux tribunaux chargés de les punir. Cette mission était exercée sous l'autorité des cours impériales notamment par les procureurs impériaux et leurs substituts, les juges de paix, les officiers de gendarmerie, les commissaires généraux de police et les juges d'instruction, ayant tous la qualité d'officier de Police Judiciaire.
Notons au passage que l'usage des commissions rogatoires était fréquent et qu'il fut consacré par les lois du 7 février 1933 et du 25 mars 1935.
Le Code de procédure pénale de 1958 retire de la liste des OPJ le juge de paix, le juge d'instruction et le Procureur de la République, crée la catégorie des APJ et distingue plus clairement l'acte de police stricto sensu de l'acte d'instruction, tout en réaffirmant la direction, la surveillance et le contrôle de l'autorité judiciaire sur la mission de la Police Judiciaire.
Ce trop succinct rappel de l'évolution des rapports entre justice et police permet cependant de montrer qu'à la confusion initiale a succédé une scission, chacune des parties ayant conservé des traces de cette origine commune. D'oł sans doute cette contradiction essentielle qui gouverne les rapports entre justice et police: incompatibilité et complémentarité. Incompatibilité résultant des principes de séparation des pouvoirs, des autorités ou des fonctions, complémentarité dans le concours indispensable de la police à la justice d'une part et dans une certaine judiciarisation des actes de la police au contact de la justice d'autre part. Cette contradiction explique peut-être, en partie au moins, les difficultés actuelles surgissant parfois dans les rapports police-justice.
Quelle police d'ailleurs ? L'un des nombreux services de la police nationale, la gendarmerie ou la police municipale, qui n'ont même pas le monopole de la constatation des infractions et de la recherche de leurs auteurs (cf. le domaine économique par exemple) ? La police administrative ou la Police Judiciaire ? Encore que cette dichotomie traditionnelle ne fasse pas l'unanimité, certains considérant que prévention et répression ne constituent que des buts secondaires au regard de la finalité fondamentale et unique du maintien de l'ordre public, au besoin par le recours à la contrainte, par les agents de la force publique (cf. par exemple la confusion des domaines résultant de l'article 78-2 al. l et al. 2 CPP). (3)
Quelle justice également ? La justice comprise comme valeur morale ou comme organisation juridictionnelle, administrative ou judiciaire ? quelle autorité judiciaire ? Celle de poursuite (4), celle d'instruction (5) ou celle de jugement (6) ?
Fort heureusement, une récente affaire, exceptionnelle à biens des égards, « l'affaire FOLL », permet d'aborder le sujet par l'un de ses aspects les plus sensibles, les relations Police-Juge d'instruction, tout en suscitant une réflexion plus générale concernant l'ambiguïté des relations de la police et de la justice : autonomie ou subordination ? Les deux en réalité car si l'autonomie des prérogatives de police apparaît incontestable (I), il n'en demeure pas moins que la justice maintient son contrôle sur celles-ci (II).
I : L'AUTONOMIE DES PREROGATlVES DE LA POLICE A L'EGARD DE LA JUSTICE
Selon l'article 14 du Code de procédure pénale, la Police Judiciaire « est chargée suivant les distinctions établies au présent titre, de constater les infractions à la loi pénale, d'en rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs tant qu'une information n'est pas ouverte.
Lorsqu'une information est ouverte, elle exécute les délégations des juridictions d'instruction et défère à leurs réquisitions ».
A la lumière de ce texte, et d'autres dispositions du Code de procédure pénale, on peut dire que la police dispose en quelque sorte d'une autonomie certaine mais, le plus souvent, subsidiaire vis-à-vis de la justice.
A : UNE AUTONOMIE CERTAINE
On rappellera d'abord que l'article 75 du Code de procédure pénale précise que les OPJ, et sous leur contrôle les APJ, peuvent procéder à des enquêtes préliminaires soit sur instructions du Procureur de la République, soit d'office. Mais c'est surtout dans le cadre privilégié de l'enquête de flagrance que la police dispose d'une grande autonomie. Tout au plus, dans un premier temps, l'OPJ avisé de l'infraction flagrante doit-il en aviser le Procureur de la République (art. 54 CPP). Mais il dispose d'importantes prérogatives coercitives pour veiller à la conservation des indices et pour réaliser tout ce qui peut servir à la manifestation de la vérité : perquisitions, fouilles à corps, saisies sans l'assentiment de la personne concernée, interdiction faite à toute personne de s'éloigner du lieu de l'infraction, audition de toute personne susceptible de fournir des renseignements, placement en garde à vue. La doctrine ne manque pas de constater qu'il existe un rapprochement du régime respectif de l'enquête de flagrance et de l'enquête préliminaire quant aux actes graves (garde à vue après les lois des 4 janvier et 24 août 1993), ainsi qu'un rapprochement des enquêtes autonomes et des enquêtes judiciaires (7). Cette « judiciarisation » des enquêtes de police représente peut-être le tribut à acquitter pour obtenir cette autonomie.
Le summum de l'autonomie n'est-il pas atteint dans certaines enquêtes administratives spéciales telle que le dépistage de l'imprégnation alcoolique par l'air expiré, que l'OPJ peut effectuer d'initiative, même en l'absence d'infraction préalable (art. L. 3 C. route) ?
Devant autant de possibilités d'actions « d'office » ou « d'initiative », certains ont envisagé une éventuelle opportunité de l'acte de police dans la constatation d'une infraction, « une sorte de pouvoir discrétionnaire de la police qui lui éviterait une réaction immédiate et obligée, au risque d'aggraver le trouble actuel à l'ordre public ». Une telle opportunité se manifesterait notamment en matière de conflits collectifs du travail ou dans le domaine de la circulation routière (8). Le principe d'une éventuelle inaction semble admis par la jurisprudence administrative en fonction des « nécessités de l'ordre public appréciées dans les circonstances de l'espèce » (9).
Au plan pénal, il est vrai qu'en pratique toutes les infractions en matière de circulation routière ne sont pas constatées, par exemple en matière de stationnement ou d'excès de vitesse, ce dont personne ne se plaindra, mais il convient de ne pas perdre de vue que ce contentieux relève le plus souvent de procédures simplifiées de type administratif. L'insuffisance de moyens en personnel et en matériel peut parfois expliquer ces choix. Mais, juridiquement, cette opportunité dans la constatation équivaut à décider de ne pas poursuivre, ce qui relève pourtant de la seule compétence d'un magistrat de l'ordre judiciaire, le Procureur de la République (art. 40 CPP). Or celui-ci dirige la Police Judiciaire en vertu de l'article 12 Code de procédure pénale. L'autonomie de la Police Judiciaire pour certaine qu'elle soit, n'est pas totale : elle s'efface devant l'intervention de l'autorité judiciaire, ce qui peut être source de tensions.
B : UNE AUTONOMIE SUBSIDIAIRE
Selon l'article 68 du Code de procédure pénale, « l'arrivée du Procureur de la République sur les lieux dessaisit l'OPJ. Le Procureur de la République accomplit alors tous actes de Police Judiciaire [...]. Il peut aussi prescrire à tous OPJ de poursuivre les opérations ». Lorsqu'arrive le juge d'instruction, sa présence sur les lieux dessaisit de plein droit le Procureur de la République et les OPJ. Le juge d'instruction accomplit alors tous actes de Police Judiciaire ou prescrit à tous OPJ de poursuivre les opérations (art. 72 CPP).
Par conséquent, dès lors qu'une information est ouverte les OPJ disposeront pratiquement des mêmes prérogatives qu'auparavant, mais cette fois en recevant « des ordres ou des instructions [...] de l'autorité judiciaire dont ils dépendent » (art. R. 1 CPP) tout en devant « rendre compte de leurs diverses opérations à l'autorité judiciaire dont ils dépendent sans attendre la fin de leur mission » (art. R. 2 CPP).
Alors comment expliquer, dans ce contexte textuel particulièrement strict mais clair, qu'un OPJ puisse refuser de déférer aux réquisitions du juge d'instruction ?
D'un strict point de vue juridique, on peut dire qu'il y a sans doute eu des maladresses, de part et d'autre, dans l'application des textes: maladresse du juge d'instruction qui ne délivre pas de réquisitions écrites, maladresse de l'OPJ qui tente de justifier son inertie par le caractère manifestement illégal de l'ordre donné. Ces maladresses expliquant peut-être celles de l'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 26 février 1997 (10).
Selon la Cour de cassation, c'est à bon droit que la chambre d'accusation a considéré que la réquisition se fondait non pas sur l'article 51 al. 3 du Code de procédure pénale, mais sur l'article 14 al. 2. Or poursuit la haute juridiction, cette disposition « ne fait pas obligation au juge d'instruction, lorsqu'il estime que les circonstances l'exigent, de révéler par avance, aux OPJ qui collaborent avec lui, l'objet et le lieu d'un transport de justice décidé dans une information en cours, ou de requérir leur assistance par écrit, préalablement à l'opération, laquelle donnera nécessairement lieu à la rédaction de procès-verbaux faisant état de cette réquisition ». S'agissant de la méfiance dont a fait preuve le magistrat instructeur, on peut soit penser que l'objet de la réquisition pouvait l'inciter à s'entourer d'un maximum de précautions (11), soit rappeler que les OPJ sont tenus, sous sanctions pénales, au secret professionnel comme à celui de l'instruction (12). Juridiquement, l'absence d'écrit constitue un problème beaucoup plus délicat. D'abord pas plus l'article 14 que l'article 51 du Code de procédure pénale n'exige que la réquisition soit faite par écrit. Mais le caractère écrit de l'instruction résulte d'une manière générale de l'article 81 al. 2 du Code de procédure pénale exigeant qu'il soit « établi une copie [des] actes ainsi que de toutes les pièces de la procédure ». Rappelons également que l'article 151 al. 2 du Code de procédure pénale dispose: « la commission rogatoire indique la nature de l'infraction, objet des poursuites. Elle est datée et signée par le magistrat qui la délivre et revêtue de son sceau » (13). Quid encore de l'utilisation du fax (art. 155 al. 2 et art. D. 36 CPP) ?
De même ne comprend-on pas très bien que la Cour de cassation tire argument d'une commission rogatoire générale antérieure pour fonder la réquisition par laquelle le juge d'instruction sollicite l'assistance de la Police Judiciaire, alors qu'aux termes de l'article 81 al. 4 Code de procédure pénale, le juge peut donner commission rogatoire aux OPJ s'il se trouve « dans l'impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d'instruction ».
Affirmer également que le caractère écrit de la réquisition résultera de la rédaction des procès-verbaux qui en feront état est plus surprenant encore: comment la carence initiale, l'exigence d'un écrit, pourrait être rétroactivement validée par les procès-verbaux dressés a posteriori ?
C'est certainement pour éviter de telles maladresses que différents projets de réformes sont intervenus, le plus souvent pour scinder les fonctions d'investigation et de juridiction du juge d'instruction et confier les premières au Parquet, assisté de la police.
- le projet DONNEDIEU DE VABRES de 1949 qui prévoyait la mise en place d'un juge de l'instruction exerçant uniquement des prérogatives juridictionnelles et l'attribution de la recherche des preuves au Procureur de la République assisté de la police;
- (passons sur le projet avorté d'une chambre d'instruction, loi BADINTER du 10 décembre 1985 et sur celui de la chambre des demandes de mise en détention provisoire de la loi CHALANDON du 30 décembre 1987);
- la commission Justice pénale et droits de l'Homme, dans son rapport sur « la mise en état des affaires pénales » de l990, préconisait, aux vues notamment du grand nombre de délégations intervenant au cours de l'instruction de retirer au juge d'instruction sa mission d'enquêteur de même que sa compétence en matière de placement en détention provisoire qui serait confiée à un « juge des libertés ».
Si les propositions TRUCHE et projets GUIGOU plus récents s'attachent davantage aux questions liées à la détention provisoire ou à l'indépendance du Parquet, ils entendent toutefois maintenir, voire renforcer, le contrôle de l'autorité judiciaire sur la Police Judiciaire.
II: LE CONTROLE DES PREROGATIVES DE LA POLICE PAR LA JUSTICE
Bien évidemment, il existe un contrôle hiérarchique des agents de la force publique, qui sont tenus à un devoir d'obéissance plus strict encore pour les gendarmes, en raison de leur qualité de militaire. Mais à ce nécessaire contrôle hiérarchique, viennent s'ajouter celui du Procureur de la République (art. 12; 41 al. 2; art. D. 2 al. 2 CPP), la surveillance du Procureur général (art. 38; art. D. 2 al. 1er CPP) et le contrôle de la chambre d'accusation (art. 224 à 230; art. D. 2 al. 1er CPP). Si ce contrôle de la justice sur la police paraît légitime, il n'en est pas moins pesant.
A: UN CONTROLE LEGITIME
Certains voient dans ce contrôle des différentes autorités judiciaires sur la police une entorse illégitime au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, le judiciaire venant illégitimement empiéter sur le domaine de l'Exécutif, qui a la charge de l'ordre public (14). Pourtant on remarquera que si la Constitution mentionne bien un « pouvoir » législatif et un « pouvoir » exécutif, elle ne fait référence qu'à une « autorité » judiciaire. Aussi ce contrôle se situe peut-être plus au niveau du principe de la séparation des autorités judiciaire et administrative, découlant d'ailleurs du principe de séparation des pouvoirs, mais dépourvu de valeur constitutionnelle. Selon le Conseil constitutionnel, le législateur peut déroger à ce principe de séparation des autorités « dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice » (15). Or, dans la mesure oł l'autorité judiciaire est garante des libertés individuelles et que l'activité de la police suppose, par le recours éventuel à la contrainte, un risque pour ces libertés individuelles, n'est-il pas logique de voir la justice surveiller et contrôler la police (16). Surtout ce contrôle et cette surveillance ne paraissent pas choquants puisque la Police Judiciaire comme les autorités judiciaires participent chacune à leur niveau à la manifestation de la vérité et, par conséquent, à la réalisation de la Justice. Le caractère fondamental de l'enquête de Police Judiciaire justifie l'intervention de l'autorité judiciaire lorsque la loi semble ne pas avoir été respectée. C'est donc moins la légitimité de ce contrôle que ses modalités qui peuvent prêter à discussion.
B : UN CONTROLE PESANT
En premier lieu, le Procureur Général décide de l'habilitation des OPJ. Il peut suspendre ou retirer cette habilitation à raison de toute considération tenant à la personne de l'OPJ. Ces décisions disciplinaires ne lient ni l'autorité hiérarchique, ni la chambre d'accusation. L'OPJ ainsi sanctionné dispose d'abord d'un recours gracieux lui permettant de demander au Procureur Général de rapporter sa décision (art. 16-1 CPP) et, le cas échéant, d'un recours contentieux devant une commission composée de trois magistrats du siège de la Cour de cassation (ayant le grade de président de chambre ou de conseiller) avec un respect minimal des droits de la défense : décision non motivée, débats et décision en chambre du conseil, mais l'OPJ peut être entendu et peut bénéficier de l'assistance d'un conseil (art. 16-3 CPP). La décision de la commission étant susceptible d'un pourvoi en cassation pour violation de la loi (art. R. 15- 16 CPP) mais la jurisprudence décide que ce pourvoi, régi par les dispositions supplétives du NCPC, spécialement l'article 579, n'a pas d'effet suspensif (17).
En second lieu, à l'égard ici des OPJ comme des APJ, la chambre d'accusation peut adresser de simples observations ou prononcer une interdiction temporaire ou définitive d'exercer dans le ressort de la cour d'appel ou sur tout le territoire national, « sans préjudice des sanctions disciplinaires qui pourraient être infligées à l'OPJ ou l'APJ par ses supérieurs hiérarchiques » (art. 227 CPP). Ce contrôle a souvent été considéré comme plus théorique que pratique, mais pour rare qu'il soit, l'affaire FOLL démontre sa réalité puisque la chambre d'accusation a prononcé, par une décision en date du 21 octobre 1996, une interdiction d'exercice d'une durée de six mois dans le ressort de la cour d'appel de Paris. Sur ce point l'apport principal de l'arrêt de la Cour de cassation du 26 février 1997 est d'avoir, dans le silence des textes, expressément décidé que « les décisions juridictionnelles des chambres d'accusation, statuant sur le fondement des articles 224 à 230 Code de procédure pénale sont susceptibles d'un pourvoi en cassation; que, conformément à la règle posée par l'article 569 et en l'absence d'une dérogation expresse de la loi, ce recours à un effet suspensif », contrairement à celui fondé sur l'article R. 15-16 Code de procédure pénale qui constitue une mesure administrative immédiatement exécutoire. Signalons également que pour l'application des articles 224 à 230, le Procureur de la République et le Procureur Général doivent établir une notation de différentes catégories d'OPJ.
Dans son pourvoi, le demandeur arguait de la violation du droit à un tribunal impartial au sens de l'article 6 §1 Conv. EDH en ce que le président de la chambre d'accusation, comme le Code de procédure pénale le lui permet, avait saisi la chambre d'accusation, procédé à l'enquête et participé au jugement des poursuites disciplinaires exercées contre lui : un cumul de fonctions contraire à l'exigence d'impartialité objective au sens de la convention. La Cour de cassation écarte sèchement le moyen : « la chambre d'accusation ne prononce ni sur des contestations relatives à des droits ou obligations de caractère civil, ni sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale ; que, dès lors, ses décisions n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 6 ».
S'il est vrai que les instances strasbourgeoises considèrent qu'une « ingérence directe et substantielle » (18) dans l'exercice du droit d'exercer une profession privée peut relever de l'article 6 §1, elles excluent toujours cependant l'applicabilité de l'article 6 §1 de la Convention au contentieux disciplinaire de la fonction publique. En particulier, la Commission a refusé de considérer que relevait de contestations sur des droits et obligations de caractère civil et moins encore d'une accusation en matière pénale une procédure ayant abouti à la révocation de plusieurs fonctionnaires de police (19). Certains se demandent cependant si une évolution n'est pas envisageable, à l'égard notamment des sanctions disciplinaires qui auraient des répercussions patrimoniales (20).
Quoi qu'il en soit, on peut trouver particulièrement lourd ce cumul possible de trois procédures disciplinaires (celle du Procureur Général, celle de la chambre d'accusation et celle de la hiérarchie) à raison des mêmes faits, nonobstant d'éventuelles poursuites répressives si ces faits sont pénalement répréhensibles (21). Car de deux choses l'une : soit les trois autorités disciplinaires décident de prononcer une sanction, ce qui commence à faire beaucoup pour un seul homme, fût-il OPJ ; soit, dès lors que l'une des autorités disciplinaires a prononcé une sanction, les deux autres estiment inutiles leur intervention et se pose alors la question de la nécessité de mettre en place autant d'autorités disciplinaires. Pourquoi ne pas restituer pleinement le pouvoir disciplinaire à l'autorité hiérarchique, à charge pour l'APJ ou l'OPJ sanctionné d'exercer un recours devant une juridiction qui pourrait être - ou non - la chambre d'accusation ? Les propositions issues du Rapport TRUCHE apparaissent moins audacieuses. D'une part, elles préconisent un rapprochement de la police et de la justice en amont au niveau des ministères concernés. D'autre part, elles tendent à renforcer le pouvoir disciplinaire de la chambre d'accusation en cas de faute dans l'exécution d'une mission de Police Judiciaire, mais en prévoyant qu'une possibilité de suspension provisoire rendrait inutile la procédure de retrait d'habilitation. Quant à l'actuel ministre de la justice, il a souhaité mettre en place un mécanisme qui « oblige les fonctionnaires de police à obéir à l'autorité judiciaire, quelque soit le gouvernement en place ». Il n'est pas certain que l'on puisse ainsi réconcilier ces deux « soeurs ennemies » que sont la Justice et la Police.
Gilles Lucazeau
: Merci Monsieur Stasiak. Donc incompatibilité ou complémentarité, je ne vais pas reprendre votre exposé. Problème d'opportunité d'actes de police, autant de questions et de questions présentées...Peut-être aussi maladresse de la Cour de Cassation sur une récente décision, c'est une chose à voir. Je vais confier maintenant la parole à Monsieur le Professeur Heike Jung, de l'Université de la Sarre, qui va nous présenter les rapports entre la justice et la police en Allemagne.
Heike JUNG, Professeur à l'Université de la Sarre
Brèves réflexions sur les rapports entre le ministère public
et la police en Allemagne
(1) Les relations entre le ministère public et la police en France et en Allemagne se ressemblent peu ou prou, malgré quelques distinctions quant au cadre légal : l'Allemagne ne connaît pas l'institution de la Police Judiciaire. Les agents de police sont intégrés dans le système de la poursuite par voie de mandat concret (§161 StPO) et par voie de leur obligation générale de rechercher les circonstances de toute infraction (§163 StPO) et de prendre les mesures nécessaires afin d'éviter un "obscurcissement" de l'affaire. Aussi, l'organisation de la police, sauf exceptions comme la police des frontières ou l'office fédéral de la lutte contre la criminalité, relève de la compétence des Länder, à savoir des ministères de l'Intérieur. Le ministère public s'adresse en particulier à un groupe de policiers dits "auxiliaires du ministère public" (voir le § 152 GVG). En comparaison avec les autres agents de police, ce groupe dispose de certaines compétences d'investigation et de coercition en cas d'urgence.
(2) Les deux institutions, le ministère public et la police, sont souvent considérées comme une entité inséparable, à savoir les parties poursuivantes. Néanmoins, il y a des antagonismes qui sont plus ou moins inhérents dans la position que la loi leur attribue et qui sont parfois renforcés par des malentendus et ressentiments personnels qui accompagnent la coopération de ces partenaires inégaux.
(3) La ligne de conduite de la police est dominée par une idéologie préventive. Dans l'esprit de cette idéologie, la police va parfois considérer le fait qu'elle est - dans le cadre du procès pénal - contrôlée par le ministère public, agissant comme un frein à ses actions. Selon une enquête empirique de M. Lenoir, le droit est plutôt conçu "comme un ensemble de contraintes, un cadre donné qui délimite et limite l'action de officiers de la Police Judiciaire. Le droit est perçu à la fois comme une nécessité - c'est une condition de la démocratie - mais aussi comme une entrave." (22)
(4) Sur papier, le ministère public est le maître de l'enquête. Néanmoins, l'analyse de Mme Delmas-Marty vaut certainement pour tous les systèmes :"La police dispose - en pratique - d'une large autonomie...Il est certain que la police joue un rôle essentiel et pratiquement indépendant dans ce qu'il est convenu d'appeler "l'approvisionnement du système pénal." (23). En réalité donc, et contrairement à la loi, l'enquête préliminaire est dominée par la police. Cela dit, on doit s'interroger sur la suite à donner à cette constatation quelque peu résignée.
(5) Je ne propose pas de régulariser cet écart entre théorie et pratique ni de confondre les deux institutions. La supervision potentielle de la part du ministère public exerce malgré tout un contrôle préventif sur l'action de la police. De surcroît, la diversification de la bureaucratie pénale ainsi que la séparation entre les organes de la police et les organes judiciaires proprement dit a trait avec le principe de la division du pouvoir.
(6) Cela dit, je ne suis pas d'avis que la présente situation soit tout à fait satisfaisante. Il faut, par exemple, améliorer l'accès du ministère public à l'information générale sur le contrôle de la criminalité que la police a rassemblée grâce aux différentes banques de données dont elles dispose, afin que celui-ci soit mis en état de contrôler l'action de la police si cela se révèle nécessaire. Par contre, la présente popularité des stratégies de décriminalisation par la voie procédurale a tendance à créer un climat de déception et de résignation parmi les policiers. Je ne propose donc pas d'adopter une approche rigoureuse à la new-yorkaise, c'est-à-dire de tout poursuivre et de tout sanctionner. Contrairement au climat actuel plutôt répressif, j'insiste moi-même sur le fait que le droit pénal devrait rester l'ultime ressort. Déjà, la police et le ministère public suivent tous les deux une philosophie socio-constructive dans le cadre de la médiation et du "community policing."
(7) Sur le plan européen, la naissance de l'Europol témoigne de la force persuasive des exigences criminalistiques. Cette réalité européenne apporte un nouvel aspect aux relations entre un réseau de police supranational et les différents ministères publics au niveau des Etats. Il importe d'éviter dans le futur que cette nouvelle police supranationale, une fois qu'elle est dotée de compétences opératives, échappe de tout système de contrôle par le ministère public. L'institution d'un ministère public européen n'est plus la vision de quelques rêveurs. Du moins, on s'approche lentement mais continuellement par la voie procédurale de "l'institutionnalisation" d'un droit pénal européen.
Gilles Lucazeau : Merci Monsieur le professeur. J'ai retenu notamment dans votre intervention l'expression d'idéologie préventive de la police qui pourrait effectivement donner lieu tout à l'heure à d'autres commentaires, quand on pense et quand on voit que par exemple en France, le ministère public s'est ouvert lui-même depuis plusieurs années à ce que vus appelez cette "idéologie préventive", ce qui me paraît tout à fait intéressant et qui peut peut-être expliquer la difficulté à distinguer ou à opposer police à justice.