Le Médiateur de la République a déjà
été amené à formuler certaines propositions
de réformes tendant :
- soit à clarifier les conditions d'application du droit
européen en France (EUR 88-01 : accélération
de la mise en application dans le droit français des règlements
européens - EUR 89-02 : publication au Journal Officiel
de la République française du sommaire des règlements
pris par la Commission des Communautés européennes);
- soit à moderniser des réglementations nationales
en s'inspirant des directives communautaires (EUR 89-04
(à l'étude) : transposition en droit français
de la directive 89/48/CEE du 21 décembre 1988 relative
à un système général de reconnaissance
des diplômes d'enseignement supérieur qui sanctionnent
des formations professionnelles d'une durée minimum de
trois ans);
- ou encore à adapter les procédures françaises
dans la perspective d'une plus grande ouverture des droits (EUR
89-01 (à l'étude) : mise en application du transfert
des droits à pension en faveur des fonctionnaires européens
- EUR 89-03 (à l'étude) : protection sociale
des fonctionnaires français détachés pour
exercer leur activité sur le territoire d'un autre Etat
membre de la Communauté).
On voit à travers ces quelques indications que le Médiateur
se trouve dès à présent et sera de plus en
plus sollicité par une catégorie nouvelle de requérants,
confrontés à des problèmes liés au
développement même de l'ouverture européenne.
Le législateur de 1973, en décidant de créer
en France un Médiateur inspiré de l'Ombudsman suédois,
ne pouvait prévoir cette évolution mais il avait
fort sagement précisé, lors des débats au
Parlement, que l'institution nouvelle serait " pragmatique
et évolutive ". L'adaptation de la Médiature
aux problèmes nouveaux auxquels elle est aujourd'hui confrontée
montre la justesse des vues de ceux qui, il y a près de
vingt ans, définirent le domaine d'action et les modes
d'intervention de la toute nouvelle institution.
Cette liberté d'adaptation est d'autant plus utile que
les règlements européens ont tendance à être
appliqués à la lettre sans possibilité de
dérogation.
A titre d'exemple de ces difficultés, le rapport 1989 (page
70), cite le cas d'un éleveur de bovins :
M. C ... a présenté, au nom d'un groupement agricole
d'exploitation en commun (G.A.E.C.), une demande de prime spéciale
aux bovins mâles, instituée par la Commission des
Communautés européennes. Dans sa réponse,
le ministre confirme le rejet de la demande de prime et insiste
sur la prééminence des contraintes communautaires,
lesquelles, à l'inverse des textes réglementaires
nationaux, ne souffrent aucune dérogation pour permettre
une décision en équité.
Mais il reste que la construction européenne favorisera
globalement la prise en compte de l'équité.
Le fait qu'un grand texte comme la Convention européenne
de sauvegarde des Droits de l'Homme ait prévu, dans son
article 6, ß I :
"toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement (...) et dans un délai raisonnable,
par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...)
"
obligera la France à faire un effort pour la prise en compte
de l'équité.
Le juge administratif a été amené à
faire directement application des dispositions de l'article 8
de la Convention aux termes duquel " toute personne a droit
au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile
et de sa correspondance ". Pour tenir compte de la jurisprudence
de la Cour européenne, il a ainsi décidé
qu'un étranger délinquant expulsable en application
de la loi française pouvait ne pas l'être en application
des dispositions de la Convention européenne (C.E. Assemblée
Belgacem, 19 avril 1991).
La contrainte pesant sur le législateur est d'autant plus
forte que le juge écarte la loi française quand
elle est contraire au texte de la Convention internationale.
L'équité aura à intervenir dans l'application
de la Charte des droits sociaux fondamentaux adoptée en
décembre 1989 par la Communauté. Ce texte ouvre
des perspectives nouvelles de grande ampleur à la réglementation
communautaire et se traduira, dans un proche avenir, par un ensemble
de dispositions dont le Médiateur aura à connaître
chaque fois qu'un administré estimera qu'elles ont été
méconnues ou mal interprétées par une administration
française.
Le passage à l'union politique de la Communauté
pèsera probablement beaucoup en faveur de l'équité.
L'union politique signifie en effet un nouveau droit de citoyenneté,
commun à tous les habitants de la Communauté, avec
son cortège de droits politiques proprement dits, de droits
sociaux, de droits culturels, etc.
C'est en partie pour être en mesure de faire face à
ce vaste champ de responsabilité que certaines autorités
de la Communauté se sont dès à présent
interrogées sur l'opportunité d'envisager la création
d'un Médiateur ou Ombudsman européen.
Ce Médiateur européen aurait sans doute, dans un
premier temps, pour mission de contribuer à une équitable
traduction des règlements et directives européennes
dans les divers Etats membres et, dans un deuxième temps,
de participer à l'élaboration d'un système
associant les Ombudsmans et Médiateurs nationaux au règlement
amiable des conflits.
Ainsi les perspectives de l'évolution politique en Europe
conduisent à penser que, par un effet mécanique
et inéluctable, le droit français s'ouvrira de plus
en plus aux solutions en équité. Une des meilleures
façons de s'y préparer serait d'en consolider la
pratique que fait le Médiateur de la République
de l'intervention en équité.
4) La consolidation nécessaire
du système de l'intervention en équité
Il est certain que la prise en compte systématique de l'équité,
qui est une opération plus difficile qu'une application
pure et simple de la lettre d'un texte, compliquera la tâche
des administrations.
De leur côté, les juridictions y verront une menace
pour leur sérénité dès lors qu'elles
ne seront plus simplement tenues de dire le droit.
Ainsi, il existe un conflit latent entre le système de
l'intervention en équité du Médiateur de
la République et les structures de l'Etat de droit.
La préservation de leur coexistence nécessite des
décisions au niveau de l'organisation des pouvoirs faisant
intervenir la loi parlementaire et la loi constitutionnelle.
a) Le recours à la loi parlementaire
Seule la loi parlementaire peut assouplir la position de principe
hostile, donc fort gênante pour la rapidité des solutions
en équité, des contrôleurs financiers.
Leur fonction est de veiller à la régularité
des opérations budgétaires. Mission qu'ils sont
tenus d'accomplir rigoureusement dans le cadre des instructions
strictes qui leur sont données.
Aussi, la plupart du temps, l'acceptation d'une décision
en équité requiert un ordre du ministre du budget
donné au contrôleur financier pour lever son opposition.
Cette procédure a évidemment l'inconvénient
de retarder considérablement la solution des affaires.
Cet écueil serait évité par une délégation
du pouvoir de décision en la matière; mais, s'agissant
de décisions exceptionnelles, on comprend que le ministre
se sente directement concerné. Cependant il faudra bien,
là encore, trouver un compromis entre l'obligation de réserver
les solutions en équité aux cas qui le méritent
et la nécessité de régler rapidement les
problèmes. Un essai avait été tenté
en 1987,, en faisant descendre la solution au niveau du directeur
du budget mais, apparemment, cette déconcentration est
tombée en désuétude.
Pour faciliter l'acceptation par les administrateurs des solutions
en équité, le Médiateur de la République
a demandé au Gouvernement de compléter la loi concernant
le Médiateur de la République pour que l'article
9 de la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 modifiée par la loi
n° 76-1211 du 24 décembre 1976 comprenne un troisième
alinéa ainsi libellé :
"Les ordonnancements, effectués en application d'une
recommandation expresse du Médiateur de la République
pour le règlement en équité d'un litige en
vertu de l'alinéa précédent, ne sont pas
susceptibles d'engager la responsabilité personnelle des
ordonnateurs devant la Cour de discipline budgétaire et
financière".
b) Le recours à la loi constitutionnelle.
Plus nécessaire encore est le recours à la loi constitutionnelle.
Il faut s'attendre en effet à ce que le Parlement et le
Gouvernement finissent par être agacés par l'appréciation
portée par le Médiateur de la République
sur les conséquences inéquitables de l'application
des lois et règlements et qu'ils considèrent qu'il
y a empiétement sur leur domaine de compétence.
Par ailleurs, la légitimité du principe même
de la solution en équité sera assurément
contestée un jour ou l'autre devant le Conseil d'Etat.
En effet, une décision prise contrairement à la
lettre du texte est, quels
que soient ses motifs, une décision illégale Donc,
en l'Etat actuel des mentalités, l'intervention en équité
sera condamnée si elle n'a pas été reconnue
par la loi constitutionnelle.
Pour que le juge soit fondé en droit, lui aussi, à
se contenter d'apprécier si la décision prise en
équité mérite d'être maintenue, il
faut qu'il existe une reconnaissance préalable par la loi
constitutionnelle du principe de la légitimité de
l'intervention en équité.
CONCLUSION
Il est incontestable que le législateur de 1973 avait été
bien inspiré en décidant que le Médiateur
de la République serait une institution souple qui devait
évoluer de manière pragmatique, comme il est certain
que le législateur de 1976 avait eu une vision prémonitoire
des services que pouvait rendre l'intervention en équité
du Médiateur de la République en complétant
les mécanismes de l'Etat de droit en France. On peut constater
aujourd'hui que l'expérimentation de l'intervention en
équité du Médiateur de la République
a été réussie et que la " greffe "
dont parlait M. René Pléven a bien pris. Les cas
significatifs suivants portant sur une période proche révèlent
la complexité des litiges présentés au Médiateur
de la République et la difficile approche dans l'usage
de l'équité (cf. pp. 239 et suivantes).
Mais le travail est inachevé.
L'intervention du Médiateur de la République pour
faire prévaloir des solutions en équité a
la fragilité d'une flamme exposée aux vents. Pour
se maintenir en vie et prospérer, elle a besoin des protections
nouvelles que doivent lui apporter la loi parlementaire et la
loi constitutionnelle.
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