La langue juridique : maux
et remèdes
par Christine Schmidt
"Exposez gravement, devant des personnes non averties, que
la grosse est une expédition particulière de
la minute, et l'auditoire se demandera quel est l'établissement
psychiatrique le plus adapté à votre cas."
Jean-Pierre Gridel: "Introduction au droit et au droit
français." p. 23. Dalloz-1994] Ils sont peut-être
peu nombreux, ceux qui ont un jour pensé, tout comme l'a
fait Jean-Pierre Gridel, que le langage juridique était
un "langage de fou", mais combien sont ceux qui ont
regardé d'un air désespéré leur notaire,
sans comprendre ce dernier, le jour de la répartition d'un
héritage au cours du partage des usufruits et des nues-propriétés.
Pour toute personne novice, le droit qui, avec la multiplicité
des lois, s'est chargé au fil des années, d'une
réelle complexité technique, reste ainsi une matière
quasiment inabordable. Cette science est, en effet, complexe,
parce que technique - il est difficile déjà de comprendre
le contenu même de nombreux textes - mais elle est également
complexe parce que précise. Il se cache en effet derrière
chaque mot employé par un juriste, une signification, un
texte, une jurisprudence. Le choix du terme aura ainsi une conséquence
primordiale pour le technicien du droit qui devra veiller à
employer le mot exact qui correspond parfaitement à la
signification qu'il souhaite employer. Nous envisagerons ainsi
dans une première partie les difficultés, les problèmes
posés par la langue juridique, afin de rechercher dans
une seconde partie des solutions pour son apprentissage.
"Il y a un langage du droit parce que le droit donne un sens
particulier à certains termes." [Gérard Cornu:
" Linguistique juridique" Domat Droit
privé p. 20. Montchrestien -1990]. Si le vocabulaire du
droit est un vocabulaire précis
puisque chaque terme cache une signification particulière,
il est également un vocabulaire
technique employé par des techniciens que sont
les juristes et reste bien souvent étrange pour le profane
qui en demeure exclu. Le vocabulaire juridique est, de plus en
constante évolution, ce qui accentue bien sûr sa
difficulté.
Chaque terme juridique ayant une signification particulière
dont l'emploi fait l'objet de multiples complexités comme
nous le découvrons tout au long de cet exposé, il
est nécessaire de posséder ces connaissances techniques.
Ces dernières ne peuvent être parfaitement maîtrisées
que par des spécialistes, par des juristes. Mais la complexité
du droit et l'ampleur de la législation et des règles
est aujourd'hui devenue telle que si le profane se heurte à
une réelle barrière technique face au droit, le
juriste lui-même se heurte à son volume et son extension.
Si le droit exige aujourd'hui des juristes qu'ils se spécialisent
afin de maîtriser, non plus la matière juridique
dans son ensemble ce qui est devenue impossible, mais un domaine,
une branche; cette exigence se répercute bien entendu sur
le vocabulaire juridique qui reste étroitement lié
au contenu. Chaque spécialisation dispose de son propre
dialecte qui possède
ainsi ses propres subtilités, même s'ils disposent
d'une base linguistique commune. Par exemple, les formules latines,
nombreuses en droit, ne peuvent pas être parfaitement connues
de tous; la formule "Habilitis ad nuptia, habilis ad pacta
nuptiala" (soit "celui qui a la capacité pour
se marier est également capable de donner son consentement
au contrat de mariage qui le concerne") n'appartient bien
souvent qu'au vocabulaire des civilistes spécialisés
en droit matrimonial.
Le vocabulaire juridique dont la complexité
résulte de sa technicité, se doit automatiquement
d'être précis. En vertu de cette précision,
le juriste n'a pas le droit d'employer un mot pour un autre, erreur
qui pourrait être pour lui catastrophique. La rédaction
des contrats, par exemple, est un exercice minutieux qui exige
une réflexion pour chaque terme employé et tout
emploi erroné peut entraîner une interprétation
différente par l'adversaire et aboutir en cas de conflits
à des conséquences désastreuses - notamment
financières - pour la partie concernée. La précision
des termes juridiques permet, d'autre part, aux juristes d'employer
un terme sans en expliquer sa portée, sa signification
et parfois même son contexte. La qualification par exemple
d'un individu de "mis en examen" indique ainsi qu'il
s'agit d'une personne soupçonnée d'une infraction
de droit pénal, qu'une action publique est engagée
à son encontre, qu'elle a aboutit à une instruction
(l'infraction ne peut donc être qu'un délit ou un
crime). Les exemples de ce type sont très nombreux, et
renforce l'idée que la langue juridique est technique,
puisque le novice privé ainsi de tout contexte, de toute
explication pour le terme, ne peut que encore plus difficilement
le comprendre. Cette précision représente pour celui-ci
parfois même un danger de méprise. En effet certains
termes juridiques ont une toute autre définition en droit
que dans le vocabulaire courant. L'exemple classique de cette
difficulté reste le terme de "meuble" qui dans
le vocabulaire courant correspond aux tables, chaises, ... mais
couvre un ensemble beaucoup plus vaste dans le vocabulaire juridique.
Pour le juriste, un meuble peut être aussi bien une chaise
(soit un "meuble meublant"), un animal (puisqu'il s'agit
d'un bien corporel pouvant être déplacé),
une récolte sur pied destinée à être
vendue coupée (soit un "meuble par anticipation"),
etc.
Outre être un vocabulaire précis et technique, où
chaque terme a une signification juridique particulière
et fait appel à des notions bien précises du droit,
le vocabulaire juridique est de plus en
constante évolution. Il ne s'agit pas en effet
d'une science figée, son étroite relation avec la
législation en peut être une première explication.
Le "juge aux affaires familiales" remplace ainsi le
"juge aux affaires matrimoniales" depuis la loi du 16
septembre 1993, la nouvelle terminologie est de plus accompagnée
pour l'intéressé d'une modification de compétences.
Les évolutions du vocabulaire juridique traduisent ainsi
les évolutions législatives qui engendrent bien
souvent des modifications du paysage juridique: problème
de compétence, intervention de nouvelles institutions (notamment
au niveau communautaire, ...). Elles peuvent également
traduire une nouvelle doctrine, de nouveaux usages, une nouvelle
perception du problème. Le terme de "personne mise
en examen" vient aujourd'hui remplacer celui d'"inculpé",
une nuance de vocabulaire qui se veut plus respectueuse des droits
de la défense.
Le vocabulaire juridique est ainsi un vocabulaire technique et
de techniciens, dont la précision résulte de sa
nature ce qui peut représenter un obstacle fort repoussant
pour celui qui ne connaît pas la signification exacte du
terme en question. Cette difficulté est de plus renforcée
par l'évolution constante que connaît le droit et
constitue ainsi un obstacle pour toute personne qui se lance dans
cette matière. Cet obstacle doit cependant être surmonté
par le juriste qui se voudra spécialiste du droit (ou du
moins d'une matière spécifique), mais aussi en partie
par le particulier qui peut souhaiter comprendre certains éléments
juridiques, ce qui est bien légitime puisque c'est lui
le sujet de droit. Il est donc nécessaire d'apporter des
solutions pour un apprentissage de cette langue juridique
qui passeront automatiquement par la connaissance et la compréhension
du contexte juridique. Nous proposerons pour finir cet exposé
des solutions pratiques adaptées à différents
publics.
Les développements précédents nous montrent
que l'apprentissage du vocabulaire juridique passe et doit passer
par l'apprentissage du droit. La connaissance
et la compréhension du contexte juridique sont
des éléments de nature capitale qui sont la seule
solution pour que le juriste puisse employer le bon mot au bon
moment. Cette connaissance de l'environnement juridique est d'autant
plus primordiale qu'un terme peut avoir une toute autre signification
en droit que dans le vocabulaire courant, mais peut également
avoir une autre signification en fonction de la matière
juridique concernée. Une "ordonnance" est dans
le vocabulaire courant l'écrit comprenant les prescriptions
faites par un médecin; une ordonnance juridique est un
acte fait par le Gouvernement ayant valeur de loi si l'on se situe
en droit constitutionnel, mais est également une décision
prise par un juge unique en droit privé. Cette nécessité
de comprendre le contexte est encore plus importante pour le traducteur
qui se heurte pour un terme à un ensemble de possibilités
de traductions, avec une seule traduction parfaite adaptée
au contexte en question. Cette nécessité de connaissance
et de compréhension du contexte juridique implique enfin
une perpétuelle information, et remise à jour puisque
le vocabulaire juridique est une matière en évolution.
Face à cette nécessité et aux difficultés
de la langue, il est possible de proposer plusieurs solutions
pratiques pour l'apprentissage de la langue juridique en fonction
de l'utilisateur. L'étudiant français
de droit passant par une formation universitaire juridique
classique devra chercher au fur et à mesure de ses études
à relever la finesse des termes, à maîtriser
les définitions des mots qu'il voudra employer. L'apprentissage
du vocabulaire juridique se fera pour lui progressivement tout
au long de ses études juridiques. S'il a conscience de
tous ces subtilités, cet apprentissage se fera automatiquement
au cours de l'apprentissage du droit et donc de l'environnement.
L'étudiant de nationalité
étrangère qui souhaite affronter le droit
français se heurtera à une double barrière:
celle de la langue française et celle de langue juridique.
Mais la logique de l'apprentissage pour lui reste la même,
elle devra passer ainsi par la connaissance et la compréhension
de l'environnement juridique. On ne saurait, en effet, simplement
étudier une langue étrangère en apprenant
chaque jour une page du dictionnaire, on préféra
à cette méthode sans aucun doute un séjour
dans le pays. Cette remarque confirme l'idée suivant laquelle
une liste de termes même expliqués ne saurait suffir
pour acquérir des connaissances en langue juridique française.
Même si l'étudiant ne reprendra pas toute une formation
universitaire de droit français, il est nécessaire
pour lui ainsi de s'arrêter sur les différentes matières
juridiques, de comprendre l'environnement dans lequel les termes
évoluent et enfin de faire bien attention à l'emploi
de ces derniers. L'étudiant devra, en effet, être
guidé vers les connaissances principales et les termes
importants qu'il doit absolument connaître. Il a besoin,
ainsi à ce niveau d'ouvrage spécialisé qui
effectueront pour lui ce filtrage, puisqu'il demeure à
son niveau souvent incapable d'effectuer ses choix (souvent difficiles
également pour certains étudiants français,
surtout des premières années). Les ouvrages d'introduction
au droit peuvent être une précieuse aide en la matière,
mais les plus adaptés restent bien entendu les ouvrages
pratiques de langue juridique qui offrent ce double pendant entre
le filtrage d'informations importantes sur des thèmes particuliers
(au sein desquels le lecteur peut effectuer son choix) et le choix
des termes primordiaux.
Toute autre personne (non juriste de formation) souhaitant, enfin,
s'engager vers des problèmes juridiques, devra également
s'informer sur la matière concernée et ne pas hésiter
à employer avec abus les dictionnaires juridiques lui offrant
la réelle définition juridique précise du
terme qu'elle souhaitera utiliser. La démarche qu'elle
suivra se dirige vers celle de l'étudiant étranger,
puisqu'elle est en effet étrangère à cette
matière juridique.
Parce qu'un juriste doit savoir jouer avec
les mots afin de pouvoir jouer avec les lois, il doit avant tout
savoir lui même utiliser le bon terme au bon moment.
Cette utilisation reste un exercice technique dans lequel toute
personne ne peut sans entraînement s'engager. Le vocabulaire
juridique est pour beaucoup une langue étrangère
qui exige pour une bonne connaissance un très
long bain linguistique.
Christine Schmidt est chargée
de cours à l'Université de
Trèves en Allemagne dans le cadre du programme
international d'études juridiques où elle enseigne
la langue juridique française, ainsi que divers cours d'introduction
au droit français et aux méthodes de recherche.
Elle est également assistante de recherches et traductrice
juridique pour le Centre européen de langue juridique de
l'Université de Trèves.
E-Mail: schmidc@uni-trier.de
Elle est l'auteur d'un récent ouvrage intitulé "Introduction
à la langue juridique française"
publié dans la collection Lingua Juris / Kompendien
zu Recht und Terminologie par la maison d'édition allemande
Nomos (Baden-Baden).
Cet ouvrage envisage le vocabulaire juridique d'un point de vue
pratique, construit de manière pédagogique, il traite
différents sujets de droit privé. Chaque thème
(les juridictions, les parties au procès pénal,
la procédure devant le tribunal de grande instance, ...)
est construit sur le même schéma qui reprend, dans
un premier temps, les connaissances juridiques en la matière
et donc place le contexte juridique; puis des points linguistiques
sont envisagés avec des remarques de vocabulaire, les termes
à employer ou à éviter, ainsi que les expressions
correspondantes. Chaque thème est illustré par de
nombreux exercices (accompagnés de leur correction) qui
se basent sur des textes juridiques (correspondances, extraits
de lois, de décisions, ...) et qui permettent ainsi au
lecteur de mettre en pratique ses connaissances acquises au cours
du chapitre.
Cet ouvrage s'adresse tout aussi bien aux personnes étrangères
découvrant le système français, qu'aux jeunes
juristes français ou à toute personne confrontée
à la langue juridique française.
"Introduction à la langue juridique
française" / Christine Schmidt. 1ère édition
- Baden-Baden: Nomos Verlag Gesellschaft (1997) ISBN 3-7890-4998-0.
www.uni-trier.de/uni/fb5/ffa/lehrmaterialien.htm
© 1997 - Christine Schmidt
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