Conférence du Stage
La Justice a-t-elle encore besoin d'un glaive ?
par Maître Jean-Louis KIPFFER
Avocat à la Cour de Nancy
RENTREE SOLENNELLE DE LA CONFERENCE DU STAGE
VENDREDI 21 OCTOBRE 1994
Rien n'est plus divers en ce monde que l'idée de Justice.
Tout homme, toute association politique est animé par un
idéal de justice. Mais cet idéal est propre à
chaque personne. Antigone oppose la justice divine à la
justice du Roi Créon. Où donc est la Justice ? Nul
ne le sait mais chacun peut dire avec Kant (Doctrine du droit,
II, 1ère sec., Remarque E, 1797) : "Si la justice
disparaît, c'est chose sans valeur le fait que des hommes
vivent sur la terre".
L'homme rencontre la Justice dans le berceau de l'humanité,
la mythologie grecque. Elle y est personnifiée par Thémis,
une femme aux yeux bandés portant une balance et un glaive.
Thémis est en soi un paradoxe.
C'est une femme. Si les femmes ont dû attendre la seconde
moitié de ce siècle pour accéder aux fonctions
de Magistrat, la Justice a toujours pris les traits d'une femme.
Le Roi Créon était donc dans l'erreur quand il affirma
à Antigone : "Moi, tant que je vivrai, ce n'est pas
une femme qui me fera la loi."
Thémis, fille de Gaea, la terre, et d'Ouranos, le ciel,
est un titan. Elle a survécu au fabuleux combat entre les
titans et les dieux. La Justice ne saurait disparaître.
Thémis fut la première épouse de Zeus. Après
le mariage de Zeus et d'Héra, Thémis resta proche
du trône du roi des dieux. Elle n'eut pas à craindre
la folle jalousie de la déesse Héra, laquelle n'hésita
aucunement à frapper Hercule de démence au point
de le conduire à tuer Mégarée, son épouse,
et ses trois fils. Thémis donnait même la coupe à
la reine des déesses : la Justice sait concilier l'inconciliable.
Thémis a deux attributs : la balance, le glaive.
I - La balance
Elle est symbole de jugement et de vérité, de
temps et d'équilibre.
A/ La balance est signe de jugement et de vérité.
Toutes les divinités usent de la balance pour juger les
hommes.
Elle sert à Osiris pour peser les âmes. Cette psychostasie
consiste à poser sur le premier plateau le vase, ou coeur
du mort, et sur le second la plume d'autruche, signe de Justice
et de vérité.
Pour Homère (Iliade, VIII, 69-80) : "Mais l'heure
vient où le soleil a franchi le "milieu du ciel ;
alors le Père des dieux déploie sa balance d'or
; il y place les deux "déesses du trépas douloureux,
celle des Troyens dompteurs de cavales, celle des "Achéens
à la cotte de bronze ; puis, la prenant par le milieu,
il la soulève, et c'est le jour "fatal des Achéens
qui penche. Alors Zeus, du haut de l'Ida, fait entendre un fracas
"terrible et dépêche une lueur flamboyante vers
l'armée des Achéens. Ceux-ci la voient et "sont
pris de stupeur, et, tous, une terreur livide les saisit."
Pour les religions issues du Livre, la balance figure le Jugement
ultime. Le Jugement dernier de Van der Weyden, exposé aux
Hospices de Beaune, montre l'archange Saint-Michel tenant la balance
du Jugement. Job exprime le sens de vérité de la
balance : "Que Dieu me pèse sur des balances justes
et il connaîtra mon intégrité" (Job 31,
6-7).
B/ Symbole de temps, la balance équilibre le jour et
la nuit. Emblème de Saturne, ou Cronos, elle est l'image
mobile de l'immobile éternité. "Ennemi vigilant
et funeste, l'obscur ennemi qui nous ronge le coeur" de Baudelaire,
le temps exerce sur tout homme et sur toute chose une souveraineté
absolue : nul ne peut lui échapper. La fin des temps annonce
le Jugement.
C/ Symbole d'équilibre et de mesure, la balance réalise
l'équilibre des contraires. Elle peut être malmenée,
maltraitée. Qu'importe ! Elle retrouvera toujours son équilibre
et l'immobilité. Cet équilibre se réalise
par le glaive.
II - Le glaive
Comme Atlas porte l'Univers, le glaive est l'appui de la balance.
A/ le glaive est, comme l'épée, signe de puissance.
Cette arme, emblème royal, est indispensable au Chevalier.
Elle donne la force, est vivante et porte un nom : celle de Roland
s'appelle Durendal. Elle permet le combat et la victoire.
B/ Le glaive est symbole de la Justice divine et de la vérité.
Le glaive unit entre sa lame et sa garde, ajustés en
une croix, le divin et l'humain, le ciel et la terre.
Instrument de lumière, elle anéantit l'injustice,
l'ignorance et le mal.
Le glaive qui sort de la bouche du Christ de l'Apocalypse possède
deux tranchants : la vérité et la justice.
C/ Le glaive est symbole de décision.
Le glaive est une arme de décision alors qu'une épée
est une arme de pénétration. Il frappe d'estoc et
de taille, c'est-à-dire tant avec la pointe que le tranchant.
Le glaive tranche comme le juge tranche le litige.
Le glaive remplit deux fonctions de Justice : trancher et exécuter.
De nos jours, la justice a-t-elle encore besoin d'un glaive
alors que nous vivons dans une société policée
? La médiation, l'idée de Justice ne pourraient-elles
suffire à résoudre les conflits ? Cette idée
est utopique : l'on sait avec Condorcet que "rien n'est plus
commun que les maximes de l'humanité et de la Justice ;
rien n'est plus chimérique que de proposer aux hommes d'y
conformer leur conduite" (Réflexion sur l'esclavage
des Nègres).
Trancher
Le caractère éminent des fonctions du Juge ne doit
pas conduire à oublier le rôle essentiel joué
par d'autres acteurs.
I - Le juge n'est pas le seul à trancher
1/ L'Avocat est le premier à trancher, à décider.
La Loi qualifie l'Avocat d'Auxiliaire de Justice. Ce terme est
totalement impropre : auxiliaire signifie "qui apporte son
secours, en second lieu".
Serait-ce dire que l'Avocat n'occupe qu'une place secondaire
voire superflue dans l'oeuvre de Justice ? Examinons le rôle
de l'Avocat dans le processus décisionnel de la Justice.
Un conflit existe, ce qui est une chose naturelle et ne constitue
pas toujours un mal puisqu'un conflit est la rencontre d'éléments,
de volontés contraires et donc un gage de liberté.
Une personne, physique ou morale, va consulter un Avocat. Ce
dernier lui apportera ses conseils, décidera de diligenter
la procédure ou non, choisira la Juridiction qu'il estime
Compétente (Civile, Pénale, Administrative, Disciplinaire
ou Arbitrale). Il choisira librement les moyens de droit qui soutiendront
son action.
Ainsi, avec la nouvelle définition de l'abus de confiance,
l'Avocat devra choisir, en présence de certaines violations
du contrat, entre la voie civile et la voie pénale pour
porter son action.
2/ Le Ministère Public doit aussi trancher.
Dans les matières civiles où l'ordre public est
un jeu (filiation, procédures collectives), le Magistrat
du parquet doit trancher et son avis sera toujours pris en compte
par la Juridiction.
En matière Pénale, le parquetier tranche à
chaque instant :
- face à une plainte,
Va-t-il diligenter une enquête préliminaire, saisir
un juge d'Instruction aux fins d'une information judiciaire ?
Quelle qualification donnera-t-il aux faits ? Certes, le juge
est saisi in rem, des faits mais la qualification donnée
par le Parquet aura de lourdes conséquences comme nous
le montre l'affaire dite du sang contaminé. Va-t-il mettre
en oeuvre une mesure de médiation pénale comme le
lui permet la Loi du 04 janvier 1993 ? Il pourra, enfin, classer
sans suite ce qui empêchera bien souvent, pour des raisons
de droit ou de fait, que des poursuites ultérieures aient
lieu.
- face à un jugement,
va-t-il ou non interjeter appel ? Son choix sera décisif
car s'il est vrai que la partie civile peut faire citer directement
le prévenu devant le Tribunal, elle ne peut saisir le juge
d'appel en vue de faire réformer les dispositions pénales
d'un jugement.
3/ D'autres organes sont titulaires de pouvoirs juridictionnels
- les parties à un litige peuvent conclure une transaction
qui a, entre elles, l'autorité de la chose jugée
en dernier ressort.
- les autorités administratives indépendantes
dont le nombre s'est accru depuis quelques années. Certaines
possèdent de véritables pouvoirs juridictionnels
: le Conseil Supérieur de l'audiovisuel, la Commission
des opérations de bourse, le Conseil de la Concurrence.
Mais c'est le juge judiciaire ou administratif qui contrôlera
les décisions prises par ces organismes puisqu'en France,
le juge est le gardien naturel des libertés.
II - Le Juge
Le juge examine les faits qui lui sont soumis, les prétentions
émises. Il va rechercher la vérité au moyen
de son glaive : comme le chirurgien opère avec son scalpel,
le juge ouvrira le litige, débusquera la vérité
qui se cache. Il ordonnera des mesures d'instruction, qui seront
exécutées même en cas de résistance
des parties.
Une fois ces opérations de dissection achevées,
il faudra construire. Pour trancher.
Un Tribunal se caractérise par son pouvoir de trancher
une question sur la base de normes de droit et selon une procédure
organisée (C.E.D.H. 29 avril 1988, 27 août 1991).
Trancher n'est pas un simple pouvoir laissé à
la discrétion du juge. C'est un devoir. Toute société
s'organise par des règles de comportement et prévoit
la rétribution de chaque acte : la loi n'interdit ni le
vol ni l'homicide, elle se borne à réprimer. Le
droit n'édicte que des règles au sens aristotélicien
soit de justice commutative soit de justice distributive. Il ne
peut rien interdire. Seul Dieu peut interdire : "Tu ne tueras
point". La société a établi des juges
pour trancher les conflits qui se créent naturellement
dans toute communauté.
Juger est donc une fonction politique au sens où la politique
consiste pour Platon en l'art de gérer la Cité.
Juger est le premier devoir du Prince. Ainsi, Michel de l'Hospital
haranguera les états généraux réunis
en 1560 en ces termes : "Les Rois ont été élus
(en fait choisis) premièrement pour faire la justice, et
n'acte tant royal faire la guerre que faire la justice."
Le juge doit, certes, faire application des règles de
droit pour trancher le litige comme le dispose l'article 12 du
Nouveau Code de Procédure Civile. Mais l'application du
droit n'est que le deuxième devoir du magistrat.
Son premier devoir, l'impérieuse obligation
qui pèse sur cet homme ou sur cette femme : trancher.
Sa pire faute : le déni de justice.
"Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence,
de l'obscurité du texte ou de l'insuffisance de la loi,
pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice."
C'est un délit réprimé par le Code Pénal
(Article 434-7-1 ; art. 185 ancien). Sa faute sera supportée
pécuniairement par l'Etat.
Le déni de justice, refus pour le juge d'user du tranchant
de son glaive, est lourd de conséquence : c'est une remise
en cause de la société moderne par ce qu'il légitime
le retour à la justice et à la vengeance privées.
Son deuxième devoir est d'apporter au litige
la solution de droit, image du glaive porteur de lumière.
Le travail de l'Avocat prend ici toute sa valeur : il est le
"bon ouvrier de l'imagination créatrice" selon
la belle formule du Premier Président Drai. Le juge ne
peut trancher que sur des éléments qui lui sont
apportés. L'avocat déposera ces éléments,
leur donnera une interprétation, ni celle de l'Etat, ni
celle des puissants. Il défendra son client, c'est sa tâche.
Trancher le litige, c'est apporter une solution. Une vraie solution.
Une difficulté peut être tranchée mais pas
résolue à l'image du noeud qui était attaché
au char du Roi de Phrygie Gordias : Alexandre le trancha de son
glaive et conquit aussitôt l'Asie mais il la perdit peu
après car le noeud avait été tranché
et non démêlé. La décision du juge
doit mettre un terme au conflit. Cet objectif sera plus facilement
atteint si le juge remplit sa mission de conciliation (article
21 N.C.P.C.).
Le troisième devoir du juge est d'expliquer
la décision, de faire la lumière.... L'obligation
de motiver les décisions judiciaires est générale
(Art. R 200 CTACAA, art. 455 NCPC, art. 485 CPP). Elle constitue
un droit naturel pour le justiciable au même titre que le
droit de connaître la loi : elle aurait même valeur
constitutionnelle (Constit. 3/11/1977 18/01/85 13/10/93).
La loi n'est rien si elle n'est pas appliquée. Les juges
résolvent les litiges en appliquant à des cas concrets
des dispositions générales, abstraites et impersonnelles.
Un Jugement doit contenir des motifs, c'est-à-dire les
raisons des décisions des juges.
L'obligation de motiver "est pour le justiciable, la plus
précieuse des garanties ; elle le protège contre
l'arbitraire, lui fournit la preuve que sa demande et ses moyens
ont été sérieusement examinés."
Si la motivation est banale, incomplète, pourquoi alors
s'étonner qu'un appel soit formé ! Il est déjà
difficilement supportable pour un plaideur d'être condamné,
terme couvert d'infamie même en matière civile. Etre
condamné sans une véritable motivation est intolérable.
Une personne condamnée par une décision peu ou pas
motivée n'est-elle pas en droit d'y voir l'arbitraire et
d'exercer une résistance à l'oppression, droit expressément
reconnu par la Déclaration des Droits de l'Homme et du
Citoyen du 26 août 1789.
Un juge est un pédagogue, expliquant sans cesse pourquoi
une décision est rendue dans un sens plutôt que dans
un autre : pour que la Justice soit acceptée, elle doit
être comprise.
Le danger d'absence de motivation est réel. L'informatique
favorise la croissance des jugements-types, composés d'attendus
tous faits, de motivations passe-partout.
Le gonflement du contentieux pourrait conduire à privilégier
la quantité sur la qualité : ce serait tomber de
Charybde en Scylla.
Le Président Estoup met les Juges en garde "Le Juge
doit rester un Juge, et renoncer à céder la place
aux programmeurs." (G. Palais 5 mai 1990, I, Doct. p. 242).
Exécuter
L'étudiant en droit est fort bien instruit par les professeurs
de Faculté sur le droit substantiel, avec comme matière
reine le droit des obligations. Mais, même l'heureux impétrant
d'une maîtrise en droit, sera le plus souvent mal à
l'aise face au droit processuel et notamment au droit de l'exécution.
Peu d'avocats mêmes, se spécialisent dans ce domaine
réputé aride.
L'exécution d'une décision de justice présente-t-elle
si peu d'intérêts ? L'exécution n'est-elle
pas rabaissée au rang de corvée, mauvaise pour soi
et bonne pour les autres ? Ainsi, n'est-il pas logique que les
agents de l'exécution, principalement les huissiers, soient
les auxiliaires de justice les moins aimés du public ?
La justice a un besoin vital, aujourd'hui comme hier, du glaive
de l'exécution. La justification d'Aristote est toujours
d'actualité : "A la suite de celle-ci vient celle
qui est peut-être la plus indispensable et la plus difficile
des Magistratures : celle qui veille à l'exécution
des peines des condamnés et des gens inscrits sur les listes
de débiteurs, ainsi qu'à la garde des prisonniers...
Elle est pourtant indispensable parce qu'il ne sert de rien de
rendre des jugements dans des procès s'ils ne sont pas
exécutés, de sorte que, s'il est vrai que sans jugement
une communauté est impossible, il en est de même
s'ils ne sont pas suivis d'effet." (Les Politiques, VI, 8,1321b).
De nos jours, ne constate-t-on pas que l'exécution de
nombreux jugements est paralysée ?
I - Devra-t-on prononcer la faillite de l'exécution
civile ?
Adieu manus injectio. Quelle était pourtant ta force
à Rome. Tu permettais au créancier d'incarcérer
chez lui son débiteur pendant 60 jours. Puis, si aucun
parent ou ami ne payait pour le récalcitrant, il était
vendu comme esclave. Tu avais même inventé la plus
rapide des procédures de distribution : s'il y avait plusieurs
créanciers, on coupait le débiteur en morceaux,
lesquels étaient partagés entre les différents
créanciers.
En droit français, la non-exécution, même
volontaire, d'une décision de Justice, n'est pas pénalement
sanctionnée contrairement au droit anglais où existe
la notion de "contempt of court".
Le débiteur récalcitrant ne risque plus, en principe,
d'être incarcéré depuis la suppression de
la contrainte par corps en 1867. Mais l'Etat a pris conscience
que le non-respect de certaines décisions ne pourrait qu'être
brisé par la peur de l'incarcération :
- à tout seigneur, tout honneur : l'Etat bénéficie
toujours du glaive de la prison pour dettes,
- en matière familiale : la non-représentation
d'enfant, le défaut de paiement de pension alimentaire
sont pénalement sanctionnés.
- il aura fallu attendre un gouvernement socialiste pour que
soit érigé en délit l'organisation frauduleuse
de l'insolvabilité.
Le législateur a édicté depuis une vingtaine
d'années des règles tendant à assurer l'exécution
des décisions civiles.
Le glaive s'est affûté, en apparence.
L'astreinte incite le débiteur condamné à
plus de raison : plus son refus persistera, plus la somme qu'il
devra au créancier s'élèvera.
La Loi du 09 juillet 1991 portant réforme des procédures
civiles d'exécution a voulu revaloriser le titre exécutoire.
Son objectif était de rendre l'exécution plus efficace
et de s'adapter à la nature juridique du patrimoine moderne
: croissance des biens mobiliers incorporels (valeurs mobilières,
parts sociales).
En fait, le glaive s'est émoussé, le glaive
a été épointé.
La Loi du 31 décembre 1989, plus connue sous le nom de
Loi Neïertz, a ouvert la voie.
Personne ne peut nier qu'il fallait apporter une solution aux
drames qui frappaient des familles touchées par le chômage
et la crise économique. Mais est-il juste qu'un magistrat
puisse reporter ad vitam aeternam le règlement de dettes
fixées judiciairement ? Voire annuler purement et simplement
certaines d'entre elles ?
Cette loi peut même devenir l'arme suprême des débiteurs
de mauvaise foi qui, pour échapper à une voie d'exécution
normale, obtiendront une suspension de toutes les poursuites.
La loi du 09 juillet 1991 a été plus loin. Elle
a d'abord voulu que le plaideur puisse avoir un lien direct avec
le juge de l'exécution. Réminiscence de l'esprit,
de la formation des futurs magistrats, dans les année 70,
selon lequel l'avocat était un obstacle entre le juge et
le plaideur... Utopie. Comment un justiciable pourra faire
valoir ses droits puisqu'il connaît peu de choses à
la technique juridique ? Que sera son sort s'il est faible, démuni,
analphabète ! Le juge pourra-t-il, voudra-t-il l'écouter
? Ne sort-il pas de son rôle d'arbitre et de juge s'il conseille
un plaideur ?
Si la loi a créé les avocats et les Ordres, ce n'est
pas pour accorder à ceux-ci des privilèges d'Ancien
Régime, c'est pour une mission noble : aider, conseiller,
défendre le riche comme le pauvre, le plus modeste, le
plus faible.
Le plaideur peut donc saisir directement le juge de l'exécution.
Les greffes et les juges sont de plus en plus saisis de demandes
dans lesquelles rien n'est demandé. Mais, à côté
des débiteurs dont l'ignorance est excusable, s'épanouissent
les débiteurs à la mauvaise foi professionnelle
qui demandent au juge de l'exécution de rejuger une affaire
pour laquelle un Tribunal ou une Cour a déjà tranché
définitivement. Saisir ce juge est un moyen imparable pour
paralyser une mesure d'exécution pourtant valable.
Faudra-t-il que les juges de l'exécution usent de condamnations
à des dommages et intérêts ou de l'amende
civile, pour que le flot des demandes dilatoires s'arrête
?
Revenons à l'exécution d'une condamnation civile.
Une décision de Justice ne s'exécute pas d'elle-même
en étant rendue. L'exécution a pour but d'obtenir
la réalisation des droits décidés par le
Juge. Le glaive menace le débiteur : "Le glaive de
la justice n'a pas de fourreau" pour Joseph de Maistre. Le
débiteur sait que s'il ne cède pas, la force l'y
contraindra. En théorie, face à une résistance
à l'exécution, la force publique devra intervenir
et ce en vertu de la formule exécutoire qui constitue un
ordre judiciaire donné au nom du Peuple Français.
Force doit rester à la Loi. Mais l'Administration peut
refuser de prêter la main de la force publique. La Loi de
1991 a consacré la Jurisprudence engageant la responsabilité
de l'Etat en cas de refus de donner la force publique. Par la-même,
n'a-t-elle pas consacré le droit d'inertie de l'Administration
?
Au fond, l'administration n'a pas la même notion du trouble
à l'ordre public que celle du juriste. Pour ce dernier,
tout refus d'exécution d'un jugement constitue un trouble.
Alors qu'en matière civile, l'inexécution semble
involontaire, elle est organisée et voulue en matière
pénale.
II - L'inexécution organisée des peines
La loi a supprimé certaines armes dont disposaient les
juridictions. Les peines corporelles ont été supprimées
par une loi du 28 avril 1832, la relégation de la métropole,
qui s'appliquait en cas de récidive pour quatre condamnations
pour un total d'emprisonnement de 18 mois et c'est dire si de
tels cas sont nombreux, par une Loi du 17 juillet 1970. La peine
de mort, enfin, supprimée en matière politique en
1848 et en droit commun en 1981. Doit-on regretter ces peines
cruelles ? Beccaria répond dans son ouvrage "Des délits
et des peines" (p. 91) : "l'expérience de tous
les siècles prouve que la peine de mort n'a jamais arrêté
les scélérats déterminés à
nuire", "le spectacle affreux, mais momentané
de la mort d'un scélérat est pour le crime un frein
moins puissant que le long et continuel exemple d'un homme privé
de sa liberté."
Beccaria fait de la promptitude de la décision la meilleure
arme : "J'ai dit que la promptitude de la peine est utile,
et il est certain que moins il s'écoulera de temps entre
le délit et la peine, plus les esprits seront pénétrés
de cette idée, qu'il n'y a point de crime sans châtiment
; plus ils s'habitueront à considérer le crime comme
la cause dont le châtiment est l'effet nécessaire
et inséparable".
Mais la justice française n'a pas les moyens de cette
promptitude : en 1857, la France comptait 6.300 magistrats pour
37 millions d'habitants ; en 1985, 5.700 magistrats pour 55 millions
d'habitants.
La loi a organisé des moyens soit d'anéantissement,
soit d'amenuisement des peines.
La prescription et l'amnistie anéantissent purement et
simplement les peines. Les lois d'amnistie se sont multipliées
et ont renforcé la déplorable impression qu'une
nouvelle amnistie pourrait encore intervenir, encourageant ainsi
une certaine délinquance. La loi du 15 janvier 1990 sur
le financement des activités politiques comportait des
mesures d'amnistie. A-t-elle atteint son but d'assainissement
du monde politique ?
La grâce présidentielle est une mesure toujours
très attendue du public. Elle est utile en cas d'erreur
judiciaire présumée car elle fait patienter le condamné
innocent jusqu'à la révision du procès. Mais
hormis ce cas, n'est-elle pas un défi à la décision
du juge et un cadeau fait par le Prince à sa Cour ?
Enfin, les mesures d'application des peines. Elles infirment
chaque jour des décisions pénales définitives.
L'utilité de ces mesures est indéniable car la prison
ne doit être pour le délinquant qu'un domicile temporaire.
Ne serait-il pas préférable que ce soit un Tribunal
de l'exécution des peines qui prononce de telles mesures
?
L'effet des décisions pénales ne tend pas seulement
à frapper le condamné mais à éduquer
le public. "C'est un usage de notre justice d'en condamner
aucuns (quelques-uns) pour l'avertissement des autres. On ne corrige
pas celui qu'on pend, on corrige les autres par lui." (Montaigne,
Les Essais, III, 8).
°°°
Le juriste comme le citoyen peut conclure que jamais le glaive
n'a été aussi nécessaire à la justice.
De plus en plus, la justice nationale ou internationale veut
frapper les groupements de droit, les sociétés,
les états eux-mêmes, ou de fait, les bandes organisées,
la MAFIA. Elle doit trouver les armes pour ce faire, et, qui n'ont
que peu de liens avec le glaive nécessaire pour frapper
un petit voleur.
Le glaive de la justice doit être affûté
pour juger les puissants.
La mission de décision du juge n'a pas changé.
Il lui faudra suivre ces préceptes énoncés
par Maurice Hamburger (G.P. 1969, II, Doctrine p. 218-219) : "Il
faut observer pour connaître, comparer pour comprendre,
méditer pour juger". L'ensemble des données
réunies, le juge sera seul face à sa conscience.
Nul ne saura ce qu'il décidera : "Quand on rend
la justice, on met tout en balance". (Don Fernand, in Le
Cid de Corneille, acte IV, scène V, 1386).
© Jean-Louis KIPFFER
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